Billet d'humeur

Pampa 2

Billet d'humeur : la réponse d’un petit humanitaire à Bernard Lugan, l’homme « qui connaît le terrain ».

Par Le 17/08/2020

 

Le 10 août 2020, au lendemain de la tuerie de Kouré, au Niger, l'africaniste polémique Bernard Lugan publiait sur son blog un post lapidaire, intitulé « Assassinat des humanitaires français : explications ». Ce court papier, d'une suffisance rare, prétendait apporter quant au drame l'expertise personnelle de son auteur, qui se présente comme un homme « qui connaît le terrain », au contraire des ONG selon lui. 

Ce texte est disponible à l'adresse suivante : http://bernardlugan.blogspot.com/2020/08/assassinat-des-humanitaires-francais.html

On pourrait dire beaucoup de choses sur Bernard Lugan, notamment qu'il est plus connu pour ses théories controversées sur une supposée prévalence du facteur ethnique dans les crises africaines que pour la renommée de ses travaux universitaires ou son assiduité sur ce fameux terrain qu'il affirme maîtriser. Cependant, je précise que l'objet de mon billet n'est pas de revenir sur son profil, déjà bien connu des personnes s'intéressant à ces questions. Il s'agit simplement de commenter son post, avec un œil froid et technique, afin d'éclairer les lecteurs sur le réel niveau de compétence de M. Lugan concernant le sujet sur lequel il a cru devoir s'exprimer. Vous trouverez donc ci-dessous mes remarques, au fil du texte. Je souligne que quasiment toutes les phrases qu'il a écrites sont malheureusement concernées. 

Commençons donc ensemble ce petit exercice de commentaire de texte. Rassurez-vous, sa bafouille n'était pas longue. 

 

Extrait 1

1. Commentaire. Ø Dès la phrase d'introduction, on commence par une erreur technique. Non, l’attaque ne s'est pas produite dans le « cercle de Kouré », mais dans la réserve animalière de Kouré, qui est située sur le territoire de la commune de Kouré, département de Kollo, région de Tillabéri. Quand on connaît ces pays, c'est logique : au Niger, les régions ne sont pas divisées en cercles comme au Mali, mais en départements. Par gentillesse, on mettra cette bévue sur le compte de l'émotion. Mais ça reste moyen venant d'un expert... 

 

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2. Commentaire. Il est tout à fait exact d'écrire que la réserve de Kouré n'est pas située dans la zone d'opérations de Barkhane. Par contre, les choses se compliquent quand Bernard Lugan affirme qu'il s'agissait pourtant d'une « zone connue de repos et de transit des groupes terroristes ». Mais connue de qui ? De lui ? Sur la base de quels éléments concrets ? On pourrait pourtant dire bien des choses en somme sur les incidents qui ont affecté depuis plusieurs années la grande périphérie de Niamey. On pourrait par exemple rappeler les deux attaques de la prison de Koutoukalé (située à 50 km au nord-ouest de la capitale, sur la route de Tillabéri) le 17 octobre 2016 et le 13 mai 2019. On pourrait aussi évoquer l'attaque du checkpoint de Koné Béri (situé à 30 km au nord du centre-ville sur la route de Ouallam) le 18 juin 2019. On pourrait encore souligner qu'un tir de roquettes Grad de 122 mm a été effectué le 14 janvier 2020 à destination de Niamey, et que ces roquettes ont atterri dans la localité de Kongou Kourou, à 13 km au nord-est de la capitale, sans faire de victime. L'organisation État islamique a revendiqué ce tir le 13 février 2020, via le n°221 de sa revue hebdomadaire an-Nabā. Techniquement, on peut supposer que les individus ayant procédé à ce tir (à partir de supports artisanaux) se trouvaient entre 20 et 25 km entre le nord et le nord-est du plein centre-ville. Mais tout ça, ce sont des faits et des déduction techniques, pas des spéculations ou des affabulations.

À l'inverse, affirmer après l'événement que la réserve de Kouré, au sud-est de Niamey, se situait dans une « zone connue de repos et de transit » de combattants radicaux, comme le fait Bernard Lugan, ce n'est pas une vérité, mais une conjecture qui lui est propre. Cela n'avait été confirmé ni par les faits (les incidents connus et étudiés), ni par les multiples sources de renseignement (dont les miennes). Pourtant, une telle information aurait sûrement retenu l'attention générale. Mais continuons...

 

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3. Commentaire. Alors là, ça devient encore plus intéressant. En effet, Bernard Lugan pointe du doigt des « irresponsables locaux » (dont on ne sait pas vraiment de qui il parle) qui auraient « autorisé des ONG à s’y aventurer…pour y observer des girafes… ». Sur ce coup-là, je suis étonné qu’un expert du terrain tel que lui ignore que, chaque week-end, de nombreux expatriés se rendaient dans cette réserve de girafes, dont nombre de personnels d’ambassades. Contrairement à ce qui a pu être déclaré par certains suite à l'attaque, le département de Kollo, où est située la réserve, n'était alors pas soumis à l'état d'urgence sécuritaire instauré par les autorités nigériennes. Les départements de la région de Tillabéri concernés étaient Ouallam, Ayérou, Bankilaré, Abala, Banibangou, Say, Torodi, Téra, Tillabéri et Gothèye (par projet de loi de prorogation adopté le 12 juin 2020). Il a également été largement rapporté par les médias que l’axe menant à cette réserve (en fait la route nationale Niamey-Dosso) était classé par le Quai d’Orsay en « jaune » (vigilance renforcée), et non en orange et encore moins en rouge. Je ne travaille pas pour ACTED, et je n’ai donc aucune légitimité pour m’exprimer en son nom. Mais je suppose qu’ACTED s’était reposée sur cette appréciation pour autoriser cette sortie.

Mais si je m'en tiens au raisonnement de Bernard Lugan, cela voudrait donc dire que l’ensemble de la chaîne française d’appréciation des risques pour la zone était irresponsable (l’ambassadeur, l’attaché de sécurité intérieure, l’attaché de défense et j'en passe). Concernant Barkhane, je n’ai aucun doute sur le fait que, si la force avait appris que la réserve de Kouré était effectivement une zone à haut risque, elle n’aurait pas manqué d’en informer au plus tôt l’ambassade de France à Niamey. Cependant, d’après son billet, Bernard Lugan semblait disposer d'informations plus pointues. Personnellement, je trouve surprenant qu’il n’ait pas pris soin d’en informer les autorités compétentes pour éviter qu’un tel drame se produise. Mais poursuivons...

 

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4. Commentaire. Force est de constater que ça ne s'arrange pas. En deux phrases, on peut relever encore deux erreurs majeures.

a.  Ø Non, l’État islamique (puisque c’est de lui dont il est question, en fait) opère déjà au Niger depuis bien longtemps hors de la zone dite « des trois frontières », comme le montrent de nombreuses actions passées du groupe, que ce soit à l’est ou au sud-est de cette zone, et jusqu'à la région de Tahoua (voir des exemples sur la carte ci-dessous). En fait depuis 2016. 

b. Ø Et non, la réserve de Kouré n’est pas située à l’est de la zone dite « des trois frontières », mais à 60 km au sud-est de Niamey. Pour résumer, c’est un peu comme si un guide expliquait à un groupe de touristes japonais que Lyon est situé à l’est de Paris. Mais apparemment, l'« homme de la pampa » qu'est Bernard Lugan ne s'arrête pas à de basses considérations géographiques. Personnellement, en qualité de petit travailleur humanitaire spécialisé dans la sécurité, j'en suis étonné, car les cartes sont pour moi une grande passion (sans doute des réminiscences de mon passé militaire). Bon, on ne va pas s'arrêter là dans la lecture, vu qu'il reste encore quelques morceaux savoureux...

 

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5. Commentaire. Sans surprise, encore une approximation.

Ø Non, les affrontements entre le JNIM et la branche saharienne de la province de l’État islamique en Afrique de l’Ouest n’ont pas commencé il y a « plusieurs semaines », mais dès le deuxième semestre de l'année 2019. Ils se sont aggravés progressivement jusqu’à devenir des batailles rangées depuis début 2020. L’État islamique central a acté officiellement la confrontation par une violente tribune contre le JNIM dans le n°233 de sa revue an-Nabā, diffusé le 7 mai 2020. Pour le savoir et connaître les détails de la fin du statu quo entre les groupes, il suffit de s’intéresser aux excellents travaux de fond de Wassim Nasr, Caleb Weiss et Héni Nsaibia sur le sujet. Mais bon, là où on en est, on ne va plus s’arrêter à quelques faits connus et reconnus…

Le lien vers l'étude de Wassim Nasr « ISIS in Africa: The End of the “Sahel Exception” », diffusée le 2 juin 2020 : https://cgpolicy.org/articles/isis-in-africa-the-end-of-the-sahel-exception/

Le lien vers l'étude de Caleb Weiss et Héni Nsaibia « The End of the Sahelian Anomaly: How the Global Conflict between the Islamic State and al-Qaida Finally Came to West Africa », diffusée le 31 juillet 2020 : https://www.ctc.usma.edu/the-end-of-the-sahelian-anomaly-how-the-global-conflict-between-the-islamic-state-and-al-qaida-finally-came-to-west-africa/

Les lecteurs qui se pencheront sur ces deux études pourront constater qu'on est loin (en fait très, très loin) du niveau d'analyse de Bernard Lugan. Vraisemblablement, ce que la longueur de la moustache y perd, la profondeur de réflexion y gagne. Mais ne nous égarons pas et continuons... 

 

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6. Commentaire. Ø Non, il est caricatural et erroné de qualifier Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa de « chefs ethno-régionaux ». Ce sont des leaders djihadistes, dont le premier est d’ethnie touarègue et le deuxième d’ethnie peule, ce qui n'a rien à voir avec le fait d'être un chef ethnique. Parmi les différentes factions à l'origine du JNIM, il est vrai qu’Ansar Dine (dirigé par Ag Ghali) était majoritairement composé de Touaregs et la katiba Macina (dirigée par Koufa) de Peuls. Mais on y trouve également des Arabes, des Songhaïs, des Bellas, des Bambaras, des Dogons, etc. Ces groupes et leurs leaders n’agissent pas en défense ou dans les intérêts d’une communauté d'origine particulière, mais pour atteindre un objectif précis, qui est celui de l'avènement d'un système politique fondé sur une conception radicale de l'islam. Cette nuance n’a rien d’anodine. On connaît depuis longtemps l’obsession (quasiment maladive) de Bernard Lugan pour la question ethnique, qu’il voit derrière toutes les crises africaines. Mais concevoir le djihad armé sahélien comme un phénomène d’essence ethnique est tout simplement faux et ne peut aboutir qu'à une lecture tronquée du conflit.

 

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7. Commentaire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce passage est complètement spéculatif, jusqu'au point d'en sourire. Il tait le fait que la sphère politico-militaire touarègue est profondément divisée, y compris sur la perception d’Iyad Ag Ghali. Si ce dernier conserve des liens forts avec le HCUA (en fait des liens tribaux, le HCUA ayant été formé principalement par des membres de la tribu des Ifoghas), d’autres factions de la CMA (notamment au sein du MNLA) conservent envers lui une forte rancœur. Donc non, le fait qu’Ag Ghali soit touareg ne veut pas dire que les Touaregs, en tant qu'ethnie, bénéficieraient de la situation, vu qu'Ag Ghali a un agenda très différent de celui des intérêts tribaux (et ce depuis de nombreuses années). Comme le fait que Koufa soit peul ne veut pas dire que les Peuls le suivront. Les nombreuses défections de combattants peuls de la katiba Macina vers l’État islamique depuis juillet 2017 en attestent.

 

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8. Commentaire. Concentrer les moyens dans la zone des trois frontières contre la branche saharienne de l'État islamique, c'est déjà ce qui est mis en œuvre depuis huit mois, en fait. Mais il semblerait que Bernard Lugan (une fois de plus) ne soit pas vraiment au fait des réalités. Notamment que le JNIM a posé comme condition sine qua non à l’ouverture de tout processus de négociation avec les autorités maliennes le départ préalable du Mali de Barkhane et de la Minusma (se référer aux communiqués officiels du groupe). Depuis, le JNIM a d’ailleurs poursuivi ses actions offensives contre les armées malienne et burkinabè, la Minusma et Barkhane. Dans la situation actuelle, on voit donc mal comment cela pourrait aboutir à un processus de négociation à l’afghane. Mais bon, on en arrive à la fin... 

 

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9. Commentaire. Donc, Bernard Lugan, qui ne connaît vraisemblablement rien au monde humanitaire, conclut sa démonstration par une pique, qui oppose les supposés « sachants » (en fait, lui) aux supposés ignorants, donc les ONG. À la lecture de mes commentaires, les lecteurs auront pu apprécier son niveau de crédibilité. 

M. Lugan ne semble pas savoir que, chaque jour de la Mauritanie au Tchad, des centaines de missions et activités sont assurées par des travailleurs humanitaires dans des zones à haut risque sans incident, en bonne partie grâce au sérieux de la gestion sécuritaire de leurs organisations. Il ignore sans doute aussi que la communauté des ONG dispose de structures dédiées à l'analyse, au conseil et à la formation en matière de sécurité, qui œuvrent chaque jour, du Mali jusqu'à l'Extrême-Nord du Cameroun. Pour bien connaître leur production, je peux affirmer que les travaux et appréciations de ces spécialistes sont, de loin et heureusement, bien plus justes et pointus que les écrits amateurs et tapageurs de Bernard Lugan.

 

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À titre personnel, je rajouterai qu'à l'heure où toute la communauté humanitaire était endeuillée, le post infect de Bernard Lugan le 10 août m'a provoqué un haut-le-cœur. S’appuyer sur la tragédie de Kouré pour dénigrer les organisations humanitaires, à seule fin de se mettre soi-même en valeur (« Achetez mon livre ! »), était aussi inconséquent, opportuniste et risible que de déclarer que l’avion est le mode de déplacement le plus dangereux au monde, parce qu’il s’est produit la veille un crash aérien avec 150 victimes. Mais combien d’avions ont volé sans encombre le même jour, la même semaine, le même mois ? Pour ma part, rien que la semaine dernière, j’ai eu à étudier en détail, valider puis suivre en temps réel six missions de ce type au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Et tous mes personnels sont rentrés entiers. Mais à chacun sa méthode. Contrairement à Bernard Lugan, qui a la chance d'être un grand spécialiste du terrain sans avoir à y mettre les pieds, j'ai l'occasion d'en apprécier régulièrement le sable ou la latérite.

Au final, je prends ce billet arrogant pour ce qu'il est : un fatras de banalités qu'on savait déjà, d'erreurs, d'approximations et de spéculations diverses propres à son auteur, dénué d'un quelconque respect ou rigueur professionnelle. 

 

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